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Discours prononcé par S.A.R. le Grand-Duc lors de la Session Solennelle de la Cour européenne des droits de l’homme

27.03.2014

Discours de Son Altesse Royale le Grand-Duc prononcé à l’occasion de la Session Solennelle de la Cour européenne des droits de l’homme, le 27 mars 2014

Monsieur le Président, Monsieur le Ministre,

Mesdames et Messieurs les Juges, Excellences,

Mesdames et Messieurs,

C’est avec beaucoup de gratitude que la Grande-Duchesse et moi-même avons accueilli vos paroles de bienvenue et votre initiative de nous inviter dans cette prestigieuse salle d’audience, où sont rendus la plupart des grands arrêts sur les droits de l’homme. 

Notre rencontre d’aujourd’hui aurait dû avoir lieu plus tôt, il y a quelques mois. Le décès de M. Nelson Mandela l’a empêchée. J’ai regretté ce rendez-vous manqué, mais comme je me retrouve devant une haute assemblée composée de juges bienveillants, j’espère que vous nous accorderez des circonstances atténuantes pour notre désistement inopiné.

Je crois que l'hommage à Nelson Mandela auquel j'ai choisi de participer avec tant de chefs d'Etat le 10 décembre dernier ne pouvait vous laisser insensible, tant cette personnalité incarnait ce qui est au coeur de votre action quotidienne, c'est-à-dire la lutte pour la dignité humaine et des droits égaux entre les hommes. Cette qualité déjà insigne de M. Mandela fut encore dépassée par des valeurs morales exceptionnelles, comme la force du pardon et de la réconciliation. Quand le combat pour le droit s'allie à de telles vertus, le respect s'impose à tous. Pour dire un dernier mot du Président Mandela, je vous citerai une phrase tirée de son autobiographie que je trouve très belle: "Personne ne naît en haïssant une autre personne à cause de la couleur de sa peau, ou de son passé, ou de sa religion. Les gens doivent apprendre à haïr, et s'ils peuvent apprendre à haïr, on peut leur enseigner aussi à aimer, car l'amour naît plus naturellement dans le cœur de l'homme que son contraire".


Monsieur le Président, Monsieur le Ministre,

Mesdames et Messieurs les Juges, Excellences,

Mesdames et Messieurs,

Le privilège qui m’est donné de m’exprimer dans cette enceinte est un motif de fierté pour les Luxembourgeois dans leur ensemble. Je voudrais naturellement rendre hommage à mon compatriote M. Dean Spielmann, qui préside cette Cour avec autorité et compétence depuis novembre 2012. 

Votre parcours, Monsieur le Président, comme avocat spécialiste des droits de l’homme, puis votre action comme juge ici-même, vous ont valu une reconnaissance des plus enviables. L’élection par vos pairs en est la plus belle consecration.

Permettez-moi de profiter de l’occasion pour saluer également une autre compatriote en la personne de Mme Anne Brasseur, qui préside aux destinées de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe depuis quelques semaines.  Soyez rassurés, Mesdames et Messieurs, que cette situation rare, où un Etat membre de dimension modeste cumule de telles responsabilités au sein d’une organisation internationale de première importance n’est pas le résultat d’une volonté hégémonique du Grand-Duché de Luxembourg sur les institutions du Conseil de l’Europe.

Cette situation est bien le fruit de circonstances. Mais elle est aussi le reflet d’une appétence de mon pays pour les valeurs qui fondent la coopération au sein du Conseil de l’Europe depuis ses débuts, notamment le respect des droits de l’homme, le renforcement de la démocratie et la prééminence du droit.

Les épreuves traversées par un petit Etat coincé entre deux grandes puissances européennes, pire, les menaces directes pour sa survie pendant des décennies l’ont imprégné d’une sensibilité particulière à tout ce qui touche au respect du droit, qu’il concerne les Etats ou bien les personnes privées.

 

Il était naturel dès lors que le Luxembourg, un des membres fondateurs du Conseil de l’Europe, fût un allié de premier ordre de la Cour européenne des droits de l’homme dès sa naissance.

 

Symboliquement c’est le Grand-Duché de Luxembourg qui a été le 10ème Etat à déposer auprès du Conseil de l’Europe l’instrument de ratification de la Convention européenne des droits de l’homme, permettant ainsi son entrée en vigueur. J’aime à rappeler que c’est ma grand-mère, la Grande-Duchesse Charlotte, qui a posé sa signature sous la loi d’approbation. Ce faisant, était exprimé l’engagement du Luxembourg pour une union des Européens "par le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales".

Mesdames et Messieurs,

Sur les relations étroites et intimes entre la Cour européenne des droits de l’homme et le Luxembourg, il y aurait tant à dire. Je me bornerai cependant à citer quelques exemples qui soulignent cette proximité. „Mir gin elo op Strossbuerg fir Recht ze kreien …“ „Nous allons maintenant à Strasbourg pour obtenir justice“ est devenue une locution si commune dans mon pays qu’elle est comprise par tous, bien au-delà des cercles initiés de la justice. Parce qu’elle sait parler d’elle-même lorsqu’elle l’estime nécessaire, la presse luxembourgeoise a donné beaucoup de relief aux recours dont elle était partie prenante, il y a une dizaine d’années.

 

Cette médiatisation des affaires aidant, le rôle de la Cour de Strasbourg a été maintes fois explicité à mes concitoyens. Ses arrêts ont conduit le législateur à moderniser le droit de la presse qui datait du XIXème siècle.

Même si leurs connaissances sur les modalités de saisine peuvent beaucoup varier, il demeure remarquable que les Luxembourgeois aient parfaitement conscience de ce droit de recours individuel qu’ils partagent avec 800 millions de ressortissants de 47 Etats membres, lorsqu’ils estiment que leurs droits sont enfreints.

L’autre exemple que je voudrais mettre en avant tient aux effets des arrêts de la Cour sur la législation ou sur les pratiques administratives et judiciaires nationales. Les rares fois où le Grand-Duché de Luxembourg a été condamné pour violation des dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme, le gouvernement s’est empressé de répondre avec diligence aux griefs qui lui étaient adressés et surtout d’y trouver une réponse adéquate. Parfois ces réponses sont de portée fondamentale et initient des bouleversements institutionnels, comme lors de l’arrêt Procola en 1995.

J’ai des souvenirs très précis de cette période, où moi-même étant jeune membre du Conseil d’Etat, la séparation de ses fonctions consultatives et juridictionnelles s’imposa comme une nécessité. La refondation d’un ordre administratif séparé a constitué une des réformes institutionnelles les plus abouties au cours des dernières décennies. Chacun se félicite aujourd’hui de cette réforme de fond bien plus respectueuse de la séparation des pouvoirs.

Une autre innovation d’importance dans le cadre plus large de la protection des droits a trait à la mise en place en 2000 d’une Commission consultative des droits de l’homme, sur le modèle de la commission française créée par René Cassin. Cette commission examine, dans une sorte de contrôle ex-ante, les procédures mises en place afin de réaliser une protection effective des droits fondamentaux dans l’ordre juridique luxembourgeois. Il est important à nos yeux que chaque Etat membre se dote des institutions adéquates pour prévenir les violations de la Convention européenne et pour garantir la conformité de son ordre juridique aux droits fondamentaux. Cela permettra aussi de réduire le flot de recours dont votre Cour est saisi.

Monsieur le Président, Monsieur le Ministre,

Mesdames et Messieurs les Juges, Excellences,

Mesdames et Messieurs,

Depuis les années 1990, avec l’élargissement du Conseil de l’Europe à l’ensemble du continent, la Cour européenne des droits de l’homme a connu une évolution des plus spectaculaires. Grâce à l’introduction d’une cour permanente en 1998, elle a gagné en notoriété et en efficacité. Non seulement, elle constitue un organe de contrôle écouté, mais elle dispose aussi des moyens de pression efficaces pour faire appliquer ses jugements.

 

L’adhésion prochaine de l’Union européenne à la Convention des droits de l’homme, telle qu’elle est prévue par le traité de Lisbonne, annonce une nouvelle étape essentielle, même si quelques obstacles juridiques se dressent encore sur la route. La volonté politique est pourtant clairement affichée et l’importance de la Cour de Strasbourg en sera encore renforcée.

 

Certains commentateurs avisés ont comparé son rôle à celui de la Cour suprême des Etats-Unis: un corpus de droits fondamentaux intangibles interprétés par une juridiction qui vit dans son siècle et façonne par sa jurisprudence l’évolution des mentalités et la conception des droits de l’homme sur tout un continent. Lorsque l’on connaît le poids de l’institution américaine, la comparaison est des plus flatteuses.

 

J’ajouterai de mon côté que la pleine conscience de ce rôle invite surtout à l’humilité, parce que les droits de l’homme sont indissociables de la vie réelle et qu’ils ne peuvent donc être appréhendés uniquement de façon abstraite. Droits de l’homme et progrès vont de pair. Ils appellent de notre part à tous une démarche sans cesse renouvelée.

 

C’est à vous, Mesdames et Messieurs les juges, de faire en sorte que la dignité de l’homme soit respectée dans sa globalité afin que notre continent puisse vivre dans le respect des uns et des autres, conditio sine qua non d’une paix durable.