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Interview de S.A.R. la Grande-Duchesse : La Libre Match - 50e anniversaire de S.A.R.

22.03.2006

Parmi les nombreux fronts sur lesquels vous êtes personnellement engagée il y a celui de l'éducation des filles et des femmes à l'échelle mondiale depuis 1997 ainsi que le domaine des micro-crédits. Pourquoi ces deux créneaux ?

S.A.R. la Grande-Duchesse : Je suis convaincue depuis longtemps, en particulier à la suite de mes déplacements au Mali, au Bangladesh et en Thaïlande que la situation des femmes dans le monde ne peut évoluer qu'en donnant priorité à l'éducation des filles. Par la suite, et dans le respect de leurs choix, un crédit financier initial pour se lancer dans une première activité économique est incontournable dès lors que le but visé est de permettre à ces jeunes femmes de sortir de leur dépendance vis-à-vis des hommes pour s'assumer elles-mêmes. Je peux vous donner un exemple précis pour illustrer mes paroles. Il m'est arrivé, lors de ma première visite au Bangladesh en 1998, qu'une femme dans le besoin me présente son fils. Quand j'ai revu cette dame 5 années plus tard, elle avait réussi à scolariser son fils qui s'apprêtait à entamer des études d'ingénieur grâce au micro-crédit que sa maman avait reçu. Le fils d'une autre était sur le point de commencer une formation de pilote. J'ai ainsi pu rencontrer les femmes qui appartiennent à la première génération bénéficiaire des micro-crédits et qui aujourd'hui ont des enfants de seize à vingt ans. Des femmes qui, avec leurs enfants, étaient à la rue. A l'occasion de ce second déplacement, elles étaient là, autour de moi, à côté de leurs fils et de leurs filles. Et ces jeunes gens se sont levés et d'aucuns m'ont expliqué qu'ils étaient inscrits à l'université. J'en avais les larmes aux yeux.

Au départ, le professeur Yunus, qui est considéré comme le père du micro-crédit de par le monde, rêvait que ces enfants puissent au moins suivre l'école primaire. Et voilà qu'on les retrouve à l'université. Bien sûr, ils ne réussissent pas tous à aller aussi loin. Mais imaginez quelle révolution cela doit représenter pour les femmes d'un pays qui, il y a quelques années encore, mouraient de faim dans la rue.

Quels sont les autres engagements, officiels ou officieux, qui vous tiennent à cœur?

J'assume la présidence d'honneur de la « Fondation du Grand-Duc Henri et de la Grande-Duchesse Maria Teresa » dont la vocation est de venir en aide aux personnes de notre pays qui se trouvent en situation de précarité. Contrairement à une opinion largement répandue, le Grand-Duché connaît aussi des citoyens qui vivent en marge de la société et ne bénéficient guère de la prospérité dont jouit la majorité. Les situations de surendettement, les problèmes de logement, les différentes formes de handicaps, comme celui des enfants en difficulté d'apprentissage sont là et tous interpellent.

Sur le plan international, c'est par le truchement de ma présidence de la Croix-Rouge que je parraine les actions d'aide en cas de catastrophe. Toute mon attention va aux orphelins du Sida en Afrique, aux enfants-soldats ou à la traite des êtres humains, véritable fléau de notre époque.

Enfin, il y a aussi ma participation comme membre du Comité d'Honneur des Jeux Paralympiques, qui se déroulent cette année à Turin en annexe aux Jeux Olympiques d'Hiver et donnent, cette année pour la neuvième fois, à plus de mille sportifs handicapés la possibilité de déployer toutes leurs énergies dans cinq catégories différentes, et cela devant un public de plus de 250.000 spectateurs.

En quoi vous sentez-vous proche de votre temps ?

Il n'est pas aisé de prétendre de soi-même que l'on vit au rythme de son temps. Il reste que je constate que mes goûts musicaux sont en partie ceux de mes enfants qui n'hésitent pas, à l'occasion, à me proposer des échanges de CD ! Cela mis à part, je suis tout simplement heureuse de vivre au temps présent et j'apprécie énormément différentes facettes de l'époque qui est la nôtre, spécialement en Europe. Songeons au TGV : on arrive aujourd'hui à voyager sans grande perte de temps. L'accès rapide à l'information est un autre aspect formidable. Je suis bien sûr consciente du fait que tout progrès cache en lui ses dangers et qu'il nous faut apprendre à le gérer correctement.

Quelles sont les dérives sociétales que vous redoutez le plus : dépendance au net, télévision, chirurgie esthétique, intolérance, extrémismes…. ?

Chaque fois que je vois la violence de certains jeux virtuels, je n'ai plus à m'interroger sur les raisons qui conduisent à une agressivité croissante auprès de certains jeunes.

Mais ce qui me fait le plus peur ce sont toutes les formes d'extrémisme, qui sont toutes étroitement liées à l'intolérance. Le matérialisme extrême de nos sociétés de consommation m'inquiète énormément puisque les égoïsmes qui en résultent empêchent la transmission de valeurs à nos jeunes. Les risques de fracture qui apparaissent ainsi dans nos sociétés comme à l'échelle mondiale peuvent à leur façon nourrir les extrémismes et, par la force des choses, alimenter des idéologies d'exclusion.

Pouvez-vous nous indiquer en quoi les événements de votre jeunesse vous ont marquée ?

Je suppose que cette question fait allusion à mon déracinement. Quand j'ai quitté Cuba avec mes parents, je n'avais que trois ans. Cela a naturellement laissé des traces en moi. Mais l'on peut aussi trouver du positif dans les expériences douloureuses vécues à certaines périodes de la vie. Mes séjours successifs dans plusieurs pays sont aujourd'hui source d'un grand enrichissement parce que ces expériences m'ont ouverte à d'autres mentalités et à l'apprentissage de nouvelles langues. Je pense que cela a stimulé ma curiosité, ma compréhension et partant appris la tolérance vis-à-vis des autres.

Le fait d'être née à Cuba et d'avoir des parents cubains, cela a certainement façonné votre personnalité. Si oui, de quelle manière ?

J'ai été élevée dans une famille cubaine, donc latine, qui m'a transmis une grande ouverture et joie de vivre, dans une ambiance faite de chaleur humaine. Je perçois cet héritage comme une grande richesse. J'ai grandi à Genève où j'ai fréquenté d'abord une école française, puis suivi des études de science politique. Ce nouvel environnement m'a incontestablement aidé à tempérer si j'ose dire mon côté latin. Quant à notre cher Luxembourg, un pays qui, à mon sens, allie merveilleusement les mentalités du Nord avec celles du Sud, j'ai pu m'y épanouir dans le bonheur. 25 ans de présence au Grand-Duché ont achevé ma manière d'être. Comment pourrait-il en être autrement ? Vous devinez au regard de ce qui précède que ce que je porte en moi de mes origines hispano-cubaines me reste fort précieux.

Vous avez 5 enfants et vous allez bientôt avoir la joie d'être grand-mère. Pouvez-vous nous dire ce que la famille représente pour vous ?

Je considère la famille comme le point d'ancrage où je puise la force de tout assumer. Pour mon mari et moi-même, être aux côtés de nos enfants, les soutenir et les entourer de notre amour a toujours été notre priorité. La famille devrait être le ciment de la société, le cadre par excellence pour transmettre les vraies valeurs : l'amour, la tolérance, le respect, la solidarité. Il me semble qu'une famille unie donne à chacun de ses membres les meilleures possibilités pour l'épanouissement d'un chacun.

Parvenez-vous à conserver une certaine intimité dans votre vie familiale ?

Oui, sans aucun doute, ceci grâce à la grande discrétion et la compréhension de nos compatriotes comme de la presse nationale qui ont un grand respect de notre vie privée. C'est ainsi que nous pouvons en toute tranquillité aller au théâtre, au cinéma, au restaurant, et cela dans la plus grande simplicité et sans être importunés.

Quelles vacances préférez-vous ?

La période des vacances est un moment essentiel de ressourcement dans nos vies, que ce soit à la plage ou en montagne. Je préfère il est vrai les vacances calmes et en famille. L'essentiel pour moi est d'être avec mon mari et mes enfants pour nous replonger par la suite dans la vie active avec un sourire sur les lèvres.