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Interview de S.A.R. la Grande-Duchesse : Le Quotidien – Interview avec une dame de coeur

09.03.2005

«Ces femmes sont mes grandes soeurs»

Elle est ambassadrice de bonne volonté de l'Unesco, engagée pour la cause des femmes. Elle est aussi Grande-Duchesse, épouse, femme et maman de cinq enfants. Interview avec une dame de cœur.

Entretien : Denis Berche

Le Quotidien : Que représente pour vous ce titre d'ambassadrice de bonne volonté de l'Unesco?

Une fenêtre qui s'ouvre sur le monde. Grâce à l'Unesco, et surtout à son directeur Federico Mayor, j'ai la chance de pouvoir faire des rencontres marquantes et de pouvoir ainsi ouvrir les yeux sur les problèmes qui agitent la planète.

L'Unesco est aussi un grand laboratoire d'idées même si parfois les moyens manquent pour la mise en œuvre. Au plan personnel, ce titre d'ambassadrice de bonne volonté est un immense défi, notamment avec ce projet des 4 000 jeunes filles qui me tient tant à cœur.

Quel est ce projet?

Il s'agit de permettre à 4 000 jeunes filles du Népal, de l'Inde et du Bangladesh de pouvoir accéder à l'éducation. Elles vivent parfois dans des villages perdus, loin de tout, très difficiles d'accès.

Nous allons voir leurs parents et nous leur offrons la prise en charge de l'éducation, en échange d'une promesse de ne pas marier ces filles avant l'âge de 18 ans, quand elles peuvent l'être à partir de 12 ans.

Toutes ces jeunes filles sont fantastiques. Quand on leur demande ce qu'elles attendent de la vie, elles veulent toutes être éduquées pour devenir indépendantes et trouver un homme qui soit bon, croyant, ne se drogue pas et ne boit pas.

Nous leur apprenons l'essentiel, lire, écrire, calculer. Nous leur donnons des notions capitales de santé, d'hygiène, mais aussi de sciences, d'écologie et de climat.

Qu'avez-vous vu dans le regard des femmes que vous avez croisez au Bangladesh ou en Thaïlande par exemple?

Toujours de l'intelligence, toujours une force colossale, mais aussi toujours des blessures énormes. Elles sont épatantes. Lors de ma dernière visite au Bangladesh, elles n'avaient qu'une envie : apprendre l'anglais. Parce qu'elles voulaient pouvoir converser avec moi, sans interprète, la prochaine fois qu'on se verra. Elles sont mes grandes sœurs, elles me donnent une expérience de vie et une leçon de courage.

Vous demandez-vous parfois ce que vous feriez à leur place?

Oui et il n'est pas certain que j'aurais ce même courage dont elles font preuve. Mais chacun a, dans sa vie, ses joies et ses peines, ses défis à relever. Chacun fait ainsi face à son destin avec le plus de force et de dignité possibles.

Quand vous revenez de tels voyages, dans quel état d'esprit êtes-vous?

Je suis toujours super motivée, super heureuse et super enthousiaste. J'ai encore plus envie de faire bouger le monde.

D'où vous vient cette envie?

C'est une vieille histoire que je raconte souvent. Je me revois à l'Université harcelant les professeurs de la même lancinante question : que peut-on faire pour lutter contre la pauvreté? Et je les vois me répondre invariablement : on ne peut rien faire! Je n'ai jamais accepté cette réponse.

Le jour où j'ai rencontré le professeur Yunus (ndlr : fondateur au Bangladesh de la Grameen Bank, la banque des pauvres), j'ai eu une autre réponse. On peut faire quelque chose si on le veut. On peut faire confiance aux pauvres et on peut faire autre chose que leur faire la charité. Car la charité finit toujours par s'arrêter un jour et surtout, elle ne respecte pas leur dignité d'êtres humains, aussi pauvres soient-ils.

Pourquoi la microfinance peut-elle être une réponse efficace à leurs problèmes?

Parce qu'elle est la seule qui disent aux pauvres : vous êtes debout, vous êtes dignes et je vous fais confiance.

Pensez-vous que certaines situations au Luxembourg mériteraient aussi la mise en place de microcrédits?

Sans aucun doute! Beaucoup de femmes qui doivent élever leurs enfants pourraient très bien en profiter. Et aussi des jeunes qui doivent commencer dans la vie sans rien.

Que faut-il pour éradiquer la pauvreté de la planète?

Je pense qu'il faut surtout une volonté sans faille et décider que c'est la priorité des priorités.

Dans le monde, femmes et enfants souffrent. Est-ce qu'ils souffrent aussi dans les pays riches? Et de quoi?

De maltraitance, de trafic, de prostitution, de pédophilie. Vous avez vu ces chiffres effrayants, ces affaires ignobles. Cela me rend malade. Tous ensemble, nous devons trouver les moyens de réagir. Comme pour la misère, tout est dans la volonté de s'attaquer aux problèmes.

A chaque journée de la femme le 8 mars, la question de la parité hommes-femmes revient. Pourtant, les inégalités subsistent. Que doit-on changer?

Il faut changer les mentalités, et surtout celles des hommes. Les femmes ont certes aujourd'hui une voix dans la société comme elles ne l'ont jamais eu auparavant. Mais cela ne suffit pas encore. Plus que de parité hommes-femmes, je parlerai de complémentarité. C'est le maître-mot. Et je crois sincèrement que si les femmes étaient mieux représentées dans les grands discours et les grandes décisions, le monde ne s'en porterait que mieux.

Comment étiez-vous préparer à devenir Grande-Duchesse?

Je ne l'étais pas. Je ne m'y suis jamais préparé, c'est venu au jour le jour. Quand j'ai épousé mon mari, j'ai aussi épousé son pays qui est devenu le mien et son futur. Nous sommes complémentaires et nous essayons de faire ce que nous devons faire du mieux possible. Mon mari est toujours le premier à m'encourager pour aller de l'avant.

Je ne suis pas là pour résoudre tous les problèmes, mais je peux mettre en lumière certains de ces problèmes qui me paraissent plus cruciaux que d'autres.

Comment parvenez-vous à concilier ce que vous êtes, à la fois souveraine, épouse, mère de famille, mais aussi femme?

Je ne sais pas. Parfois, cela frise la folie. De l'extérieur, on ne se rend pas toujours compte de la charge de travail qui repose sur mes épaules, mais aussi sur celles de mon mari.

A quoi donnez-vous priorité?

A mon rôle de mère. J'essaye d'être toujours disponible et à l'écoute de mes cinq enfants. Et très souvent, ils n'ont pas d'heure comme tous les enfants du monde.

Que leur apportez-vous et qu'attendez vous d'eux?

Avec mon mari, nous leur apportons la joie de vivre. Nous souhaitons qu'ils deviennent des adultes épanouis et responsables. Nous leur demandons simplement d'être eux-même et nous n'avons aucune forme d'exigence pour ce qu'ils doivent devenir. Ils sont libres de choisir la voie qui sera la leur et de faire ce qu'ils aiment.

Bien sûr, Guillaume a une voie tracée. Mais il en est heureux. Il s'y prépare non seulement en faisant des études de politique internationale, mais aussi en parlant beaucoup avec son père. C'est un jeune homme bien dans ses baskets et cela me réjouit.

Enfant, quelle était votre vie?

J'ai eu une vie familiale très heureuse, à New York , mais surtout à Genève. Une vie sans complication avec des parents unis, des frères et des sœurs qui s'adorent.

Quelles étaient vos rêves?

Devenir danseuse. J'ai fait 17 ans de danse classique.

Qu'aimez-vous le plus faire dans la vie de tous les jours?

Rencontrer des gens, échanger des idées, avoir des projets, philosopher sur l'éducation, la famille, les enfants.

Vous fêtez aujourd'hui votre anniversaire. Avez-vous peur de vieillir?

Non parce qu'on peut vieillir en beauté, en étant épanouie et en restant passionnée par des défis.

Qu'attendez-vous du futur?

Si j'ai demain le même bonheur qu'aujourd'hui, je ne demande rien de plus.